Menu
Libération
Merci de l'avoir posée

Kílian Jornet a-t-il vraiment réussi un exploit sur l'Everest ?

Une saison à la montagnedossier
Le Catalan, spécialiste du trail, a réussi deux fois l'ascension sans oxygène la semaine dernière. Une performance amplifiée par son service de com.
par François Carrel, Grenoble, de notre correspondant.
publié le 31 mai 2017 à 15h30

Kílian Jornet, célèbre athlète professionnel de trail et de ski de montagne, alpiniste adepte des records de vitesse sur les plus grands sommets du monde, est à la une de la presse internationale depuis plusieurs jours. Le Catalan infatigable, 29 ans, revendique via sa solide équipe de communication et sur les réseaux sociaux (Facebook, Instagram, Twitter), où il est immensément populaire, deux ascensions ultra-rapides de l'Everest, le toit du monde culminant à 8848 mètres dans l'Himalaya. Il aurait réalisé ces deux ascensions en une semaine, les 21 et 27 mai, sans utilisation d'oxygène en bouteille ni de cordes fixes, en suivant la voie normale d'ascension du versant nord de l'Everest, situé au Tibet. Il fixe ainsi, selon l'une de ses attachées de presse citée par l'AFP, «le nouveau temps de référence connu» pour l'ascension de ce sommet mythique. Et ouvre, selon ses propres mots, «de nouvelles perspectives pour l'alpinisme».

L'ampleur du buzz immédiat, en temps réel, organisé autour de cette performance («record mondial», exploit «historique» et «surhumain», «performance absolument remarquable», «Superman», etc.) et son importance économique stratégique pour les sponsors de l'athlète, dont un célèbre équipementier sportif, appellent néanmoins une série de mises au point.

Rappelons tout d’abord l’absence, pour l’heure, de la moindre preuve fournie par Kilian Jornet (photos du sommet, témoignages de tiers, tracés GPS, récit précis de ses deux ascensions…). Ses réalisations doivent donc encore être homologuées par les autorités montagnardes chinoises, ou par l’organisation Himalayan Database de Katmandou, au Népal, autorité incontestée de l’himalayisme. Dans l’attente, Kílian Jornet n’ayant rien d’un menteur, considérons qu’il a réellement réalisé les deux ascensions annoncées. A quelle place s’inscrivent-elles dans la longue chronique de l’Everest ?

L’oxygène

L’ascension de l’Everest sans l’aide de l’oxygène en bouteille reste une réelle performance, sans la moindre contestation possible : c’est une épreuve aux limites humaines, morales et physiologiques, réservée à une élite. 166 himalayistes, néanmoins, l’ont réussi avant Jornet, depuis la première de Reinhold Messner et Peter Habeler en 1978, dont sept Français seulement. Treize d’entre eux sont morts à la descente après l’avoir réussie. Des dizaines d’autres alpinistes ont payé de leur vie leur tentative infructueuse d’aller au sommet sans oxygène.

Réussir cette performance à deux reprises dans la même saison est en revanche beaucoup plus rare. Seuls des sherpas népalais l’avaient fait avant Jornet. Pemba Dorje avait gravi deux fois l’Everest sans oxygène en 7 jours en 2007 ; le célèbre Babu Chiri, en 1999, puis Chuwang Nima et Kami Rita en 2010, avaient eux aussi réussi le doublé en l’espace de trois semaines.

A lire aussi Kilian Jornet, le Bolt des sommets

Le chrono

Le record officiel de vitesse d’ascension de l’Everest sans oxygène en bouteille, traditionnellement mesuré depuis les camps situés juste au pied de la montagne, au début des difficultés techniques, côté chinois comme népalais, reste pour sa part entre les mains de l’Italien du Sud-Tyrol Hans Kammerlander : 16 h 45 du camp de base avancé tibétain à 6 500 mètres d’altitude jusqu’au sommet en 1999 (et moins de 24 heures pour l’aller-retour puisque Kammerlander avait effectué par la même occasion l’une des premières descentes à ski de l’Everest). L’Autrichien Christian Stangl avait égalé ce chrono en 2006, annonçant être parvenu au sommet en 16 h 42 depuis le même camp de base avancé tibétain.

Pour son ascension du 27 mai, Kilian annonce un temps de 17 heures depuis le camp de base avancé tibétain : il s’inscrit donc parmi les ascensions les plus rapides de l’Everest, sans pour autant améliorer le record. Pour son ascension du 21 mai, il avait en revanche choisi de partir de la fin de la route, peu après le monastère de Rongbuk, dernier bâtiment construit dans la vallée tibétaine menant vers la face nord de l’Everest, où est établi le camp de base inférieur à 5 100 mètres d’altitude et à plusieurs kilomètres du pied de la montagne. Personne n’ayant eu l’idée de partir de là pour une ascension rapide et continue, Jornet établit donc le premier chrono sur ce parcours, en 26 heures jusqu’au sommet, atteint au milieu de la nuit du 21 au 22 mai.

L’aspect novateur

Si la performance physique de l’alpiniste-athlète catalan est remarquable, elle s’inscrit pourtant pleinement dans la tradition de celles réalisées sur l’Everest ces dernières décennies. Techniquement, Jornet n’a fait tomber aucune barrière, empruntant une voie normale lourdement balisée et tracée, abondamment fréquentée, équipée de cordes fixes et d’échelles parfois sur ses ressauts techniques. Parler de «style alpin» léger sur un tel itinéraire, comme le font certains commentateurs, n’a pas de sens. La magie du toit du monde reste forte, mais sa surfréquentation est une réalité qui voile pourtant considérablement son aura. Le 21 mai dernier, date de la première ascension de Jornet, pas moins de 150 personnes sont ainsi parvenues au sommet de l’Everest par son seul versant népalais – avec l’aide de l’oxygène et l’appui des sherpas bien entendu.

La belle semaine de Kílian Jornet à l’Everest restera néanmoins dans les annales par le retentissement phénoménal de sa double ascension. Cet écho, rendu possible par sa notoriété dans le secteur en pleine explosion du trail, s’explique par la puissance de feu de sa communication parfaitement maîtrisée, mêlant les méthodes traditionnelles de relations presse et l’immense champ novateur des réseaux sociaux où Jornet s’adresse directement à ses centaines de milliers de fans. Elle constitue, enfin, un pas de plus dans l’installation durable de l’esprit du trail et de l’obsession du chronomètre dans l’himalayisme.

Pour aller plus loin :

Dans la même rubrique